Corps commun

«Depuis les années 1990, je m’intéresse à la nudité mise en situation. Mes parents ont été les premiers modèles : des corps familiers placés dans des lieux domestiques. Posant nus, face et avec moi, j’ai dévoilé une part de leur intimité. Montrer ces corps, sans tabou ni pudeur a provoqué une subversion douce. Le point de vu frontal, banal volontairement adopté a déstabilisé la représentation habituelle du père et de la mère.

Peu à peu je me suis adressée à d’autres personnes, j’ai poursuivi le travail avec la famille, puis, avec des proches, et enfin avec des inconnus, le corps commun.

Tout le monde peut participer individuellement ou collectivement aux séances de prise de vue, aux actions, sans sélection. J’invite chacun à parcourir l’ensemble de mon oeuvre, en s’inscrivant dans le cadre photo ou vidéo, l’espace public lors d’action performative, la sphère plus intimiste de l’atelier, puis, par prolongement dans le dessin. J’observe et je capte des nudités, des déplacements, des présences. Je donne à voir des anti-modèles.

Le corps commun résiste aux sociétés génératrices de normes, de critères esthétiques stéréotypés. Mes nudités fleurtent avec la beauté comme avec la laideur. À mes yeux, toutes les nudités, tous les corps sont émouvants dans leurs différences, leur réalité, leur présence, leur histoire.

Peu à peu une typologie de corps singuliers, de personnages et de groupes hétéroclites parcourent le champs de ma création. C’est ma manière de regarder un corps, de lui accorder de l’attention, de la douceur, de l’indulgence, de considérer ses défauts comme des qualités qui le rende présent et beau dans mes images. Il se réincarne. Le rapport à l’exposition de ces nudités évolue d’une époque à l’autre de ma démarche.

«Il existe dans la vérité révélée une part de désoeuvrement inévitable, qui passe par la suspension du temps et permet de désactiver le système de valeurs préétablies. De ce fait, la nudité n’est ni un état naturel ni un état stable mais un état toujours en déséquilibre qui ne se donne pas sans résistance.»

Marie Viguier – Sur l’exposition Le bleu du ciel – Crac Sète

Qu’est ce que regarder un corps ? Qu’est ce que demander à l’autre de se mettre nu, à nudité ? Qu’est ce que constituer un groupe pour une prise de vue ? Comment faire marcher ensemble des hommes et des femmes nu-e-s qui ne se connaissent pas ? Comment faire exister l’autre-s ?

Parfois l’art, la recherche artistique ébranle nos certitudes, nous rappelant aux mouvements, à l’éphémère, à la poétique du monde marquée de multiplicités, de doutes. Pour moi, l’art, la création permet de partager avec les autres les émotions, les vécus. Il me permet de questionner l’en commun.»

Enna Chaton 2017